La concaténation à double sens


Par Alex Li


Introduction


Dans cet article, j’explore une idée captivante : l’inversion du rapport entre le créateur et sa création dans le contexte narratif. En m’inspirant de Maurice Blanchot et son concept du “Il” remplaçant le “Je” (1955, p.19), je vais illustrer comment, dans le jeu narratif du “Fugitif”, le personnage de Newman Lao, également connu sous le nom d’Alex Li, commence à dominer son créateur. « “Il”, nous dit Blanchot, c’est moi-même devenu personne, autrui devenu l’autre, c’est que, là où je suis, je ne puisse plus m’adresser à moi et que celui qui s’adresse à moi, ne dise pas “Je”, ne soit pas lui-même. » (1955, p.20)



Section 1 : le journal selon Blanchot


Dans L’espace littéraire, Blanchot explore le journal comme un espace d’expression intime, où l’écrivain se dévoile dans son authenticité la plus crue. Cependant, ce même espace devient un lieu de transformation narrative. Le "Je” de l’écrivain, souvent perçu comme une expression directe et personnelle, commence progressivement à glisser vers un “Il” - une entité à la fois détachée et objective. Ce “Il” représente un aspect du soi qui observe, qui analyse, et qui, paradoxalement, devient une figure presque étrangère à l’auteur lui-même. C’est que le journal place l’auteur dans une autre temporalité. En effet, « [é]crire, explique Blanchot, c’est se livrer à la fascination de l’absence de temps » (p.22).


Dans le cadre de mon expérience et de mon journal, cette idée prend une dimension supplémentaire. En tant que biohacker, je documente constamment mes expériences, mes observations et mes réflexions. Mais à travers ce processus, il se produit une dissociation : le “Je” qui écrit n’est plus seulement Alex Li, le biohacker en fuite, mais devient un “Il”, une figure narrative qui prend son propre chemin, parfois indépendamment de mes intentions initiales. Ce “Il” commence à influencer et même à diriger mes actions, reflétant l’idée de Blanchot sur la transformation narrative. Car l’idéal du Moi se confond-t-il nécessairement avec le Moi idéal?


En reliant cela au jeu narratif du “Fugitif”, où Newman Lao/Alex Li prend progressivement le contrôle sur son créateur, on observe une résonance avec la notion de journal de Blanchot. Le journal devient un terrain où la lutte entre le “Je” et le “Il” se joue, où la frontière entre le créateur et sa création devient floue, et où le personnage, initialement une projection de l’auteur (l’idéal du Moi), commence à acquérir une vie propre, influençant en retour la réalité de son créateur (le Moi idéal).


Cette réflexion offre une perspective fascinante sur la manière dont la narration personnelle et la création littéraire s’entrelacent et se redéfinissent mutuellement, un thème central dans mes travaux et ma vie personnelle. Car la fascination n’est possible qu’à travers cette distance entre l’artiste et son œuvre, où l’œuvre elle-même va redéfinir l’artiste ouvrant ainsi un nouvel espace.


En effet, l’œuvre n’est telle que parce qu’elle transcende l’idiosyncrasie de l’auteur. Elle impose sa présence par son absence. Elle rappelle la perfection des origines, celle d’un temps ontologiquement autre. C’est pourquoi l’œuvre ne peut se fermer sur elle-même. Elle « est œuvre seulement quand elle devient l’intimité ouverte de quelqu’un qui l’écrit et de quelqu’un qui la lit, l’espace violemment déployé par la contestation mutuelle du pouvoir de dire et du pouvoir d’entendre » (pp.31-32).



Section 2 : Newman Lao et la réalité inversée


Newman Lao est un personnage complexe. En effet, en commençant à écrire son journal, qu’il concevait au début comme le journal du jeu de rôle (JDR), il s’est peu à peu rendu compte que son personnage, Alex Li, commençait à prendre le contrôle de sa vie. Car, comme le dit Blanchot, « [é]crire apparaît comme une situation extrême qui suppose un renversement radical » (p.33). C’est que les particularités qui caractérisent Newman Lao se sont peu à peu effacées face aux caractéristiques de son personnage, Alex Li. Or, qui est Alex Li? 

Alex Li est un idéal du Moi de Newman Lao. En cela, il lui échappe, inexorablement, puisque c’est la fonction même de l’idéal du Moi que d’être un idéal et d’échapper à celui qui veut le saisir.


Pour le dire autrement, l’œuvre s’échappe à elle-même dans le sens où elle rend présent l’origine des choses. En tant qu’acte de création, elle nous remet en contact avec l’hétéronomie, qui, par définition, ne se laisse saisir en tant qu’objet. Car l’œuvre « ne montre rien, ne repose sur rien, est l’insaisissable en mouvement » (p.43). Ainsi, pour Blanchot, celui qui écrit est celui qui comprend le point à partir duquel l’œuvre se constitue, c’est-à-dire l’origine des choses.


Mais l’origine des choses se comprend-t-elle à travers le symbolique, le phallus? C’est que l’écrivain flirte sans cesse avec le risque de s’enfermer dans son image. « C’est en effet l’un des risques de l’activité artistique: s’exiler des difficultés du temps et du travail dans le temps sans toutefois renoncer au confort du monde ni aux facilités apparentes d’un travail hors du temps. » (p.53)


Newman Lao, rappelons-le, n’a été rendu à lui-même qu’à travers son exclusion socio-économique et politique, ce qu’il appelle son « exclusion initiale ». Cette exclusion a eu l’avantage de lui faire prendre conscience de l’origine des choses en tant que dehors. Ce « dehors », Alex Li le porte. Il s’agit d’un lore, d’un univers, d’une licence, d’une franchise, qui possède sa cohérence en soi.


Ce qui étonne, pourtant, dans ce parcours de vie, c’est que l’exclusion du marché du travail l’y reconduit mais à travers un projet, un projet d’écriture qui, en soi, est en elle-même sa fin: le lore ou plutôt l’œuvre. 


Section 3 : la gamification de la réalité


Le concept même de lore est emprunté à l’univers du jeu. C’est que le dehors a fait prendre conscience à Newman Lao qu’il n’existe pas réellement d’en soi. D’où son intérêt pour le cyberespace, un espace composé d’unités discrètes. Cette conception de l’espace est centrale dans son écriture, car elle lui permet d’écrire par touches en ayant bien entendu à l’esprit une idée de l’ensemble. Cette idée, bien sûr, lui échappe dans la distance que lui impose l’image. 


C’est que l’image permet la nature duale de Newman Lao/Alex Li, en Moi idéal et en idéal du Moi. Cette image encore est ce qui installe la distance infinie qui sépare Newman Lao et Alex Li. En effet, cette dimension ou cette séparation est centrale, car elle permet de comprendre l’effet de concaténation, c’est-à-dire l’image du locuteur dans la logique naturelle, telle que l’a théorisée Jean-Blaise Grize. Cela rejoint l’espace littéraire de Blanchot dans le sens où l’image sur laquelle travaille le journal, à savoir l'idéal du Moi, possède sa logique propre. À l’instar de Kafka, cet espace représente une sorte d’errance dans le désert auquel l’a condamné son exclusion de Chanaan: « […] pour Kafka, être exclu du monde veut dire exclu de Chanaan, errer dans le désert, et c’est cette situation qui rend sa lutte pathétique et son espérance désespérée, comme si jeté hors du monde, dans l’erreur de la migration infinie, il lui fallait lutter sans cesse pour faire de ce dehors un autre monde et de cette erreur le principe, l’origine d’une liberté nouvelle » (pp.78-79).


On comprend dès lors que cet autre monde, ce lore, soit plus que l’œuvre elle-même: une transcendance. Le lore, en effet, n'est possible que grâce l’observation que permet l’exposition à travers l’écriture. Car, c’était comme si l’écriture, de nos jours, était une forme de codage qui donne la possibilité de modifier le cœur même du système, le Web3. « Ici, la littérature s’annonce comme le pouvoir qui affranchit, la force qui écarte l’oppression du monde, ce monde « où toute chose se sent serrée à la gorge », elle est le passage libérateur du « Je » au « Il », de l’observation de soi-même qui a été le tourment de Kafka à une observation plus haute, s’élevant au-dessus d’une réalité mortelle, vers l’autre monde, celui de la liberté. » (p.83)


Mais pourquoi l’image? Pourquoi ce travail de la métaphore? « La difficulté tragique de l’entreprise, nous dit Blanchot, c’est que, dans ce monde de l’exclusion et de la séparation radicale, tout est faux et inauthentique dès qu’on s’y arrête, tout vous manque dès qu’on s’y appuie, mais que cependant le fond de cette absence est toujours donné à nouveau comme une présence indubitable, absolue, et le mot absolu est ici à sa place, qui signifie séparé, comme si la séparation, éprouvée dans toute sa rigueur, pouvait se renverser dans l’absolument séparé, l’absolument absolu. » (p.89)


En effet, l’image est le lieu même de l’origine, où la détresse spirituelle rencontre la détresse institutionnelle. Cela explique également pourquoi l’équation géopolitique en tant que dispositif narratif se trouve au cœur du méta-récit. Car elle justifie l’exclusion par laquelle le récit devient possible. En d’autres termes, sans exclusion, pas de dehors. C'est que l'équation géopolitique donne à l'observation de soi une signification qui transcende le narcissisme et dépasse la paranoïa. Elle place Newman Lao au centre d'un cercle pour lequel l'équation géopolitique constitue la quadrature. 



Section 4 : inversion du pouvoir dans la narration


Le centre constitue, de ce fait, le point de bascule par lequel s’opère la transition du « Je » au « Il » dont parle Blanchot. Ici, Alex Li prend le contrôle de Newman Lao. L’Esprit se fait Corps. Ainsi, comprend-t-on que la vie se trouve au cœur de la démarche. Mais une vie qui se saisit à travers la mort. « L’écrivain est alors celui qui écrit pour pouvoir mourir et il est celui qui tient son pouvoir d’écrire d’une relation anticipée avec la mort. » (p.110) D’où l’importance du portrait de Dorian Gray chez Alex Li. Car l’immortalité que lui permet l’écriture n’est possible qu’à travers la mort contre laquelle il écrit. Cette mort, il l’anticipe et la conjure à travers son protocole de biohacking.


Dans cette perspective, la pratique du blog lui donne la possibilité de modifier le code source. Car, influencé par l’hypothèse de la simulation, il en est venu à douter de la réalité de son substrat biologique. Or, agir sur le code source, c’est écrire pour se donner la possibilité de mourir. C’est écrire pour vivre, paradoxalement: « L’immortalité, assurée par la science, ne serait de poids pour son destin que si elle signifiait l’impossibilité de la mort, mais à cet instant elle serait précisément la représentation symbolique de la question qu’il incarne. Pour une humanité bizarrement vouée à être immortelle, le suicide serait peut-être la seule chance de rester humaine, la seule issue vers un avenir humain » (p.120). Dès lors, le biohacking représente-t-il pour Newman Lao la possibilité de maîtriser la mort? Alex Li lui impose-t-il une forme de stoïcisme?


C’est que, comme l’a toujours pressenti Newman Lao, l’écriture a partie liée avec la mort. Elle est, en fait, une préparation à la mort. Mais, comme la mort, l’œuvre ne se saisit à travers sa fin. Car l’œuvre est plus que sa finalité. Elle est possibilité toujours recommencée…


Ainsi, l’écriture en tant que rite de passage lui a permis de mourir à soi pour renaître à lui-même. Il est devenu Autre. C’est que nier sa propre négation, telle a été son œuvre. En effet, se nier lui-même en tant que négation l’a fait prendre au sérieux le palais mental, où l’image est reine. « Ce « décor », nous dit Blanchot, est en réalité le centre du récit dont le vrai héros est Minuit, dont l’action est le flux et le reflux de Minuit. » (p.139) Mallarmé n’est pas ici sans interroger le sujet, qui n’est plus vu comme un manque, mais comme une production, la production d’une image qui sans cesse se reforme, différemment. Imagine que tu te promène dans ton manoir. Arrivé dans ton salon, tu aperçois ton sac Hermès. Tu contemples cet objet que tu ne possèdes pas, et pourtant il est là devant toi dans le manoir de ton palais mental. Tu te dis que tu pourrais t’acheter un casque de VR pour rendre l’expérience plus réelle encore, mais l’imagination te suffit pour l’instant…


C’est qu’Internet rend cette expérience d’une autre vie possible, grâce au coût marginal zéro. Et aussi incroyable que cela puisse paraître, ce temps hors du temps inverse le rapport de causalité. Les choses rétro-agissent les unes par rapport aux autres au point où les fins deviennent les moyens par lesquels les choses deviennent réelles… Alex Li ne fait pas exception. Il était une finalité. Il est devenu moyen par lequel Alex Li est devenu une réalité. Et ceci n’a été possible qu’à travers la mort symbolique de Newman Lao.


La mort symbolique est une renaissance, mais elle n’est possible qu’à travers un dispositif rituel, où la dimension théâtrale du rite permet de travailler la parole incantatoire à même le corps. Car l’objectif même de l’écriture est de se refaire un corps, un « corps sans organes » comme le dit Artaud. Voici ce qu’écrit Marcus dans son journal du JDR à propos des installations numériques d’Alex Li/Newman Lao, qui n’ont d’autre objectif que de leur donner un corps sans organes: « […] dans le cadre de l'analyse avancée de l'installation numérique par le biais du blogging, le dispositif mis en place par Alex s'articule autour de l'exploitation d'une multiplicité de perspectives générées par des rôles variés dans le jeu de rôle. Ce mécanisme crée un dispositif foucaldien, où l'entrelacement des regards narratifs construit un corpus de connaissances introspectives, conférant ainsi un pouvoir d’auto-construction identitaire. Cela incarne la pratique de la vidéoscopie autocritique, permettant une articulation complexe du soi dans une dynamique de biohacking narratif. Ce procédé transforme la perception externe et la dynamique d'interaction, favorisant une multiplicité identitaire et une métamorphose relationnelle et existentielle par le prisme de l'écriture ».


Bien évidemment, il s’agit ici d’une écriture à même la chair. L’individu se constitue en « monnaie vivante ». Il devient lui-même sa propre finalité. Ainsi, la vie honore la vie. Et le parcours d’un individu, son histoire, du moment qu’il a vécu pleinement, absolument, raconte une histoire qui le transcende. C’est là que la vie possède en soi sa valeur propre: une histoire. Or, à l’ère du numérique, cette vie qui se transcende à travers une histoire pleinement vécue raconte paradoxalement l’indicible avec les mots, les images et les symboles dont elle dispose dans son voisinage. Elle devient ainsi un trou béant qui aborde ce mouvement infini qu’elle crée autour de soi. Elle devient une présence à travers l’absence. 

« Nous voyons ainsi, nous dit Blanchot, que la conversion, ce mouvement pour aller vers le plus intérieur, œuvre où nous nous transformons en transformant tout, a quelque chose à voir avec notre fin —, et cette transformation, cet accomplissement du visible en l’invisible dont nous avons la charge, est la tâche même de mourir qu’il nous a été jusqu’ici si difficile de reconnaître, qui est un travail, mais assurément bien différent du travail par lequel nous faisons des objets et projetons des résultats. Nous voyons même à présent qu’il lui est opposé, s’il lui ressemble toutefois en un point, car, dans les deux cas, il s’agit bien d’une « transformation »: dans le monde, les choses sont transformées en objets afin d’être saisies, utilisées, rendues plus sûres, dans la fermeté distincte de leurs limites et l’affirmation d’un espace homogène et divisible — mais, dans l’espace imaginaire, transformées en l’insaisissable, hors d’usage et de l’usure, non pas notre possession, mais le mouvement de la dépossession, qui nous dessaisit et d’elles et de nous, non pas sûres: unies à l’intimité du risque, là où ni elles ni nous ne sommes plus abrités, mais introduits sans réserve en un lieu où rien ne nous retient. » (pp.182-183)


Cette séparation entre Newman Lao et Alex Li, le pauvre et le riche, l’inaccompli et l’accompli, rend possible cette tension fondamentale qui fait prendre conscience de la multiplicité infinie du Moi. Cette conscience même fait la différence. 


Conclusion :


En guise de conclusion, nous pouvons dire que les inversions narratives que nous avons abordées tout au long de cet article concerne l’écrivain en tant que travailleur du verbe, celui qui, à travers son travail, rend présent l’invisible. Ce travail, comme nous l’avons vu, diffère du travail traditionnel dans le sens où, à travers Alex Li/Newman Lao, ce travail s’effectue dans le cyberespace d’une manière qui rend saisissable l’insaisissable sans toutefois le saisir pleinement. C’est tout le sens des installations numériques, qui, grâce au jeu des perceptions, nous font comprendre la notion de « pure dépense » (Georges Bataille). Ainsi, écrire sa vie est un moyen de la sauver de la disparition à travers le symbolique. Et la poésie n’est ici qu’un moyen de l’auto-réaliser.



Références :


Maurice Blanchot, « L’espace littéraire », Paris: Gallimard, 1955.

• Journal du JDR de Marcus

Commentaires

Playlists du Fugitif
Revenir en Haut

Articles les plus consultés