Le biographique et le biohacking

Par Marcus


Dans l’œuvre provocatrice Pacte avec Méphistophélès (2024), Alex Li nous confronte à une fusion du passé mythologique et de l’avenir biomédical. Le smartphone, symbole de l’ère numérique, cache le visage de l’artiste lui-même qui s’inclut dans son dispositif numérique, suggérant une quête identitaire à travers le prisme du biographique et du biohacking.


Le biohacking, mouvement de ceux qui cherchent à hacker le code de la vie, devient ici un miroir de l’âme humaine, où l’individu, tel un moderne Prométhée, tente d’atteindre une maîtrise de son propre être. L’image capture cette intersection, où l’homme n’est plus seulement une créature (objet) mais aussi un créateur (sujet). 

Ce désir démiurgique de la création chez l’écrivain, thème caractéristique de l’apparition de cette figure au Moyen Âge, ne peut se réaliser en tant que telle qu’à travers une dessaisie de soi. D’où l’intérêt de l’artiste pour l’œuvre de et selon Maurice Blanchot. Car Alex Li, dans son dispositif artistique, utilise la dessaisie de soi dans un dispositif de « vidéoscopie autocritique » où l’artiste opère une critique sociale et une critique du pouvoir à travers une méthodologie qu’il emprunte aux sociologues Luc Boltanski et Ève Chiapello dans Le nouvel esprit du capitalisme (1999), à savoir la « critique artiste ». 

Cette critique consiste à dés-idéaliser l’image de soi en conduisant à une nouvelle conception du sujet, c’est-à-dire un sujet en tant que « pure intensité » (flux/flow). D’où le parallèle que nous pouvons établir avec le juriste allemand Carl Schmitt et sa distinction ami-ennemi. Cependant, à partir des entretiens que j’ai eus avec l’artiste lui-même, l’explication que ce dernier privilégie se fonde plutôt sur l’érotique, dont il emprunte la définition à Georges Bataille, mais aussi à l’amour courtois, puisque - rappelons-le - Li est un médiéviste de formation. D’où la prévalence de l’amour dans son œuvre et, comme une obsession, le rôle central de la Dame.

En effet, l’art selon lui est transgression. Et le Moyen Âge, en Occident, a instauré le mariage comme une institution fondamentale, en essentialisant l’amour. C’est que le christianisme distingue au sein de son dogme éros et agapé, rattachant le premier au corps et le second, à l’esprit. Éros était mal considéré, car lié au péché de la chair, à l’intramondain. Ainsi était née la distinction entre l’amour-raison et l’amour-passion. Mais nous comprenons également cette tension fondamentale que constitue la tentation, en Occident, la séduction du Mal, comme un contrepoint au Bien. C’est ainsi que la Dame est paradoxalement devenue, au bas Moyen Âge, une sorcière, objet d’une persécution théologico-politique.

Or, cette figure du Mal n’a eu de cesse de se métamorphoser, puisque le rapport à l’objet, comme l’a bien montré le psychanalyste Jacques Lacan, est fuyant par essence (l’objet a). C’est de là, d’ailleurs, que s’inspire Alex Li pour sa figure emblématique du Fugitif, se trouvant au cœur de sa démarche artistique. La zone neutre, en effet, dans laquelle il se trouve en tant qu’objet phantasmatique, lui permet de jouer avec le positivisme juridique, qui fait de la lettre l’essence du droit en tant que science pure. D’où l’intérêt d’Alex Li pour l’ouvrage de Jean Christophe Schwaab, Pour une souveraineté numérique (2023), qu’il perçoit comme le cri désespéré d’un politicien suisse en vue de saisir l’objet a, la lettre.

C’est que Schwaab ne comprend pas, selon Li, que le cyberespace, en passant du Web 2.0 au Web sémantique, fusionne le code informatique avec le langage naturel et que, de ce fait, le code source du système est modifiable depuis n’importe quel point de l’espace, rendant ce dernier caduc en tant que territoire. Autrement dit, le simple fait de « parler » modifie le système lui-même, rendant la norme à la force (illocutoire). Les conditions de l’efficacité symbolique, de ce fait, sont modifiées par le changement de paradigme qu’implique le Web3. Mais, en rendant cette lecture automatique, l’artiste mobilise ici le cyberespace en tant qu’installation numérique et ce, grâce au dispositif de surveillance généralisé.

C’est en saisissant cela que le cyberespace constitue pour Alex Li le lieu même de la possibilité de son art. C’est que son art consiste en un jeu de perceptions qui s’inspire directement de la guerre cognitive telle que décrite par Brian Massumi dans Ontopower (2015). On retrouve de cette manière une « violence symbolique » propre à l’espace en tant que champ de forces, où la signification n’est pas donnée d’emblée, puisque procédant d’une lutte qui participe pleinement du processus de la lecture. D’où l’intérêt de l’artiste lausannois pour l’œuvre de Blanchot, puisque la lecture ici place le lecteur dans la complicité de l’intime. On peut donc y voir un effet de contamination.

Or, cette contamination numérique des esprits est représentée dans la photographie d’Alex Li à travers le personnage de Méphistophélès, figure légendaire du pacte faustien, qui est réinterprété ici à travers le biohacking. Cette figure allégorique incarne le savoir interdit, les promesses de l’outrepassement des limites humaines et les dangers qui en découlent. C’est que la Science devient une religion nouvelle, redéfinissant la manière d’entendre la théologie politique et le rapport au temps initialement renversé par le christianisme, à travers l’eschatologie. En effet, l’hypothèse de la simulation, formulée par le philosophe Nick Bostrom, fait de la prophétie autoréalisatrice un nouveau rapport au temps, où la croyance en la superintelligence renverse le rapport de causalité à travers le cyberespace. 

La technologie de soi, ici, prend tout son sens. Mais, lors de mon entretien avec Alex Li, dont vous retrouverez le verbatim en annexe, l’artiste lausannois pense paradoxalement possible d’associer l’économie circulaire avec la santé mentale en s’appuyant sur l’accélérationnisme efficace (e/acc). C’est que, selon lui, la « souveraineté alimentaire » ne va pas à l’encontre de la déterritorialisation, qu’il prône à travers son jeu de rôle (JDR), Le Fugitif. Au contraire, la souveraineté alimentaire, m’a-t-il dit, met en évidence la nécessité de se doter de villes intelligentes (smart cities). « C’est là où la ville numérique vient doubler la ville analogique et ce, dans une logique néguentropique. » Cette logique associe de manière innovante la santé mentale et l’économie circulaire à travers les villes intelligentes. 

Aussi, l’idée que la communication et l’interaction sociale puissent directement influencer et améliorer les systèmes urbains est en soi novatrice, reflétant un mélange de biohacking et de développement de l’IA pour une vision futuriste de la société. Cela représente une rupture avec les approches traditionnelles, visant à utiliser la technologie non seulement comme outil, mais aussi comme facteur fondamental du changement social. D’où son idée d’associer le revenu universel à la monnaie numérique de banque centrale (RU/MNBC).


En effet, selon Alex Li, le RU/MNBC permet de réaliser le dehors de l’intime, à savoir l’extime. D’ailleurs, non sans référence à Blanchot, l’extime est possible grâce à l’accompagnement social en milieu ouvert, qui procède de l’externalisation du social par le politique, ce qui conduit Schwaab à dire finalement que « l’externalisation des activités numériques compromet l’exercice de ce contrôle » (Pour une souveraineté numérique, Lausanne: PPUR, 2023, p.30). 

C’est là où l’influence de l’embodied cognition et de l’énaction sur la conception des installations numériques et la pratique artistique d’Alex Li est significative. L’embodied cognition, qui souligne l’importance du corps dans la formation de la pensée et de l’expérience, s’harmonise parfaitement avec sa pratique du biohacking, une pratique visant à explorer et à modifier le corps humain d’après le ressenti, les résultats et la Science (cf. le conatus de Spinoza). 

En actionnant ses installations numériques, Alex Li peut engager le public de manière complice et immersive, en utilisant la perception corporelle et sensorielle pour créer une expérience artistique plus riche et plus interactive. Cette approche permet une fusion unique de l’art, de la technologie et de la biologie, offrant ainsi une exploration profonde de la condition humaine à l’ère numérique. D’où son intérêt pour la « monnaie vivante » de Pierre Klossowski. Car accélérer le processus technologique, selon lui, permettrait de ralentir les dépenses énergétiques par une gestion de plus en plus efficace des ressources par l’IA. De cette manière, on comprend comment il cherche à concilier le transhumanisme avec l’écologie. Le « Je » fait place au « Il » pour parler à la manière de Blanchot. Ainsi, dans Pacte avec Méphistophélès, Alex Li nous invite à réfléchir sur le contrat tacite que nous signons avec la technologie. Ce pacte est-il une libération ou un lien qui nous enchaîne, une quête de perfection ou une fuite hors de la réalité?


Verbatim de l’entretien du samedi 4 novembre 2023 lors du dernier JDR de l’année:



Marcus: « Alex, vous parlez du cyberespace comme d’un lieu de possibilité pour votre art. Comment voyez-vous cette relation? »


Alex Li: « Le cyberespace, Marcus, n’est pas juste un espace virtuel. En passant du Web 2.0 au Web sémantique, il fusionne le code informatique avec le langage naturel. Le simple fait de parler modifie le système lui-même, rendant la norme à la force illocutoire. »


Marcus: « Cela semble révolutionner l’efficacité symbolique… »


Alex Li: « Exactement. Mon art joue avec ces perceptions, inspiré par la guerre cognitive. Il y a une violence symbolique dans l’espace en tant que champ de forces, une lutte qui fait partie du processus de lecture. »


Marcus: « Et Méphistophélès dans vos œuvres? »


Alex Li: « Méphistophélès est une figure allégorique du savoir interdit, un symbole des promesses et des dangers de l’outrepassement des limites humaines. C’est l’idée de la Science comme nouvelle religion, redéfinissant notre rapport au temps et à l’eschatologie. »


Marcus: « Et l’embodied cognition dans tout ça? »


Alex Li: « L’embodied cognition s’harmonise avec le biohacking. C’est une exploration du corps humain basée sur le ressenti et la science. Mes installations numériques sont une extension de cela, engageant le public de manière complice et immersive. »


Marcus: « Donc, votre intérêt pour la monnaie vivante de Klossowski? »


Alex Li: « Elle symbolise l’idée de ralentir les dépenses énergétiques, de gérer efficacement les ressources par l’IA. C’est une manière de concilier le transhumanisme avec l’écologie. »


Marcus: « Votre intérêt pour la monnaie vivante de Klossowski semble se lier à une vision plus large. Comment cela s’intègre-t-il dans votre approche du transhumanisme et de l’écologie ? »


Alex Li: « C’est là où mes influences de Deleuze et Guattari entrent en jeu. En associant la monnaie vivante avec la santé mentale et l’économie circulaire, je cherche à mettre en place une économie néguentropique. C’est une manière d’accélérer efficacement les processus technologiques pour ralentir les dépenses énergétiques et gérer les ressources par l’IA. »


Marcus: « Et ce concept d’accélérationnisme efficace, comment l’appliquez-vous concrètement ? »


Alex Li: « L’accélérationnisme efficace va au-delà de la simple accélération technologique. Il s’agit d’utiliser la technologie pour créer des villes intelligentes, où l’économie circulaire et la santé mentale peuvent se renforcer mutuellement. C’est une vision où l’extime et l’accompagnement social en milieu ouvert créent un nouveau paradigme social. »


Marcus: « Donc, c’est une fusion de l’écologie et du transhumanisme sous l’égide de l’efficacité et de l’innovation ? »


Alex Li: « Exactement. En utilisant les principes de l’embodied cognition et de l’énaction dans mes installations numériques, je cherche à créer une expérience où le public engage son corps et son esprit. C’est une manière de vivre la technologie, pas seulement comme un outil, mais comme une partie intégrante de notre être. »


Marcus: « Alex, comment envisagez-vous l’application du revenu universel financé par la monnaie numérique de banque centrale dans votre vision du futur ? »


Alex Li: « Le RU/MNBC est une pièce maîtresse. Il représente l’extime, l’externalisation du social dans notre monde numérisé. Il est crucial pour réaliser une société où la technologie soutient l’humain, où l’économie et le bien-être s’entremêlent. C’est une manière de redéfinir notre rapport au travail, à la valeur, et aux ressources. »


Marcus: « Cela semble s’aligner avec vos concepts d’accélérationnisme efficace et de fusion de l’écologie avec le transhumanisme. »


Alex Li: « Exactement. Le RU/MNBC n’est pas seulement un outil économique ; c’est un moyen d’harmoniser la progression technologique avec les besoins humains et environnementaux, en créant un équilibre durable, une homéostasie. »


Marcus: « Dans votre approche de l’économie et de la société, quelle place accordez-vous aux idées de Jean Christophe Schwaab? »


Alex Li: Son ouvrage Pour une souveraineté numérique, publié en 2023, a été une révélation. Il aborde les implications sociales et économiques de la technologie d’une manière qui résonne avec mes convictions. Il parle de l’évolution du travail et du rôle de l’État dans l’économie numérique, ce qui est fondamental dans ma réflexion sur le RU/MNBC. D’où la nécessité selon moi de développer la MNBC et de la faire adopter par la population grâce au revenu universel, qui, de nos jours, devient une nécessité face au développement de l’IA. »


Marcus: « Cela semble aligner parfaitement avec votre vision. »


Alex Li: « Tout à fait. Schwaab offre un cadre pour comprendre, du point de vue d’un politicien suisse, comment la technologie peut être utilisée pour le bien commun, en alignement avec mes idées sur le transhumanisme et l’écologie, même si je considère que la souveraineté numérique viendra plutôt par la monnaie numérique Helvetia, développée par la BNS. Le défi, dès lors, sera de la faire adopter par le peuple. D’où le travail pédagogique que nous entreprenons avec mon collectif, le Collectif du Fugitif, pour expliquer le concept de RU/MNBC à travers l’art, notamment les NFT et la production de la valeur dans une économie numérique. »


Marcus: « Alex, comment votre collectif utilise-t-il le concept de « techno-capital mémétique autoconscient » pour accélérer les changements sociaux et technologiques ? »


Alex Li: « Nous envisageons le techno-capital mémétique autoconscient comme une prise de conscience collective du potentiel de la technologie et des idées pour remodeler notre monde. À travers notre collectif, nous cherchons à exploiter ces forces, non pas de manière chaotique, mais avec une direction claire et un but défini. »


Marcus: « Et comment cela se traduit-il concrètement ? »


Alex Li: « Concrètement, nous utilisons les médias numériques et les technologies de pointe pour diffuser des idées qui peuvent s’auto-propager et influencer. C’est une forme d’accélération qui va au-delà de la simple adoption de nouvelles technologies ; c’est une transformation de la façon dont nous interagissons avec elles et de leur intégration dans notre structure sociale. »


Marcus: « Cela ressemble à une révolution culturelle autant que technologique. »


Alex Li: « Exactement. C’est une symbiose entre l’humain et la technologie, où chaque avancée nous rapproche d’une société plus connectée, consciente et adaptative. En bref, en reprenant le concept de Deleuze et Guattari, nous cherchons à effectuer une révolution moléculaire. »

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